‘Big data, big trouble’: pourquoi Cambridge Analytica frappe tellement l’imagination

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Els Bellens

Le tumulte créé autour de Cambridge Analytica tient à la fois d’une forte croyance dans le pouvoir de l’analyse de données, mais d’autre part aussi à la ligne vraiment ténue de ce qu’on peut ou ne pas faire avec ces données.

Le scandale Cambridge Analytica ne cesse de s’étendre. L’entreprise qui, selon les sources, aurait volé les données de 50 millions d’utilisateurs de Facebook, avant de les exploiter indûment, se trouve à présent dans la ligne de mire de divers politiciens. A la base de ce scandale, il y a la question de savoir jusqu’où des entreprises peuvent aller dans le traitement des données personnelles.

Qu’en est-il?

Le week-end dernier, le journal britannique The Observer, conjointement avec The New York Times, évoquait l’agence de marketing britannique ‘Cambridge Analytica’. Cette dernière aurait abusé des données Facebook de cinquante millions d’Américains, afin de diffuser des annonces ciblées au profit de la campagne présidentielle de Trump. Or ces données auraient été obtenues de manière illégale.

Le ‘piratage’ de Facebook

Les profils Facebook en question avaient été collectés en 2014 par l’universitaire britannique Aleksandr Kogan et sa petite entreprise Global Science Research. Kogan est psychologue et avait reçu de Facebook l’autorisation de mener une enquête sur le comportement des utilisateurs sur le réseau social. Dans ce but, Kogan avait créé un quiz de la personnalité, ‘thisisyourdigitallife’, et avait payé 270.000 utilisateurs américains pour participer au test. Via cette appli, il rassembla aussi les profils de tous les amis de ces utilisateurs. En tout quelque 50 millions. Tout cela conformément à l’accord passé entre le scientifique Kogan et Facebook. Ensuite, Kogan vendit habilement ses données à l’acteur commercial Cambridge Analytica, ce qui enfreignait la règle, selon Facebook.

Qui est Cambridge Analytica?

Cambridge Analytica est fondamentalement une entreprise de marketing londonienne. Elle déclare analyser de grandes quantités de données de consommateurs et identifier sur base de la science du comportement les personnes susceptibles d’intéresser des organisations sur le plan du marketing. En combinaison avec Facebook, qui autorise encore des annonces particulièrement personnelles, cela devait déboucher dans le cas présent sur une puissante campagne. Voilà comment l’entreprise a proposé ses services à Donald Trump, mais elle aurait pris part également à des campagnes politiques au Kenya, en Colombie et en Inde. Selon un co-fondateur de Leave.EU, une organisation britannique anti-européenne, l’entreprise aurait même collaboré à la campagne Brexit. Cambridge Analytica le dément.

Pour réaliser ses campagnes, Cambridge Analytica collecte des données de consommateurs par le truchement de plusieurs plates-formes, mais aussi de tests et d’enquêtes propres, ainsi qu’apparemment de profils Facebook. Toutes ces données sont utilisées pour mettre au point des algorithmes capables de prévoir et d’influencer le comportement de vote. Selon Christopher Wylie, lanceur d’alertes et l’un des fondateurs de Cambridge Analytica, la majorité de ces informations personnelles a été collectée à l’insu des utilisateurs.

Entre-temps chez Facebook

Facebook a à présent banni Cambridge Analytica et quelques-uns de ses collaborateurs de sa plate-forme. Selon le réseau social, il ne s’agit pas d’une véritable fuite de données, parce que Kogan, en sa qualité de chercheur universitaire, avait reçu l’autorisation de visionner ces informations. Le problème, c’est qu’il les a ensuite partagées. Chez Facebook, on déclare avoir découvert en 2015 déjà une faille et avoir supprimé l’appli. Le réseau social exigea à l’époque aussi la destruction des données collectées. Le hic, c’est que personne ne sait avec certitude si cela a été fait.

Encore un problème de respect de la vie privée

Après les accusations liées aux annonces russes lors des précédentes élections présidentielles américaines, c’est déjà la deuxième fois que Facebook connaît des problèmes en raison de la manière laxiste avec laquelle l’entreprise exerce son influence sur un tiers de la population mondiale. Chez le réseau social, tout cela a déjà conduit au départ du Chief Security Officer. Alex Stamos a quitté l’entreprise, selon le NY Times, parce qu’il était mécontent de la façon dont la désinformation et d’autres types d’influence étaient abordés.

Mais il n’est pas le seul à se faire du souci à propos de l’influence exercée par Facebook. Aux Etats-Unis, des sénateurs demandent à présent à ce que Mark Zuckerberg vienne témoigner devant le congrès à propos de ce scandale.

Ailleurs dans le monde, la gent politique se manifeste aussi. C’est ainsi que l’Information Commissioner britannique Elisabeth Denham a déjà annoncé qu’elle voulait faire fouiller les bureaux de l’entreprise. Et le Président du Parlement européen Antonio Tajani signale vouloir examiner s’il n’y a pas d’atteinte au respect de la vie privée des citoyens européens. De son côté, l’euro-commissaire Vera Jourova se rendra à Washington pour des entretiens prévus depuis assez longtemps déjà sur le ‘Privacy Shield’, à savoir les accords passés entre l’UE et les Etats-Unis à propos de la protection des données personnelles. Elle a déjà indiqué qu’elle voulait obtenir des éclaircissements sur cette nouvelle affaire Facebook.

Ce n’est en tout cas pas le premier scandale pour Cambridge Analytica. Son CEO Alexander Nix avait en février déjà dû justifier devant le Parlement britannique le rôle éventuellement joué par son entreprise dans la campagne Brexit. Il y déclara que sa société n’utilisait pas de données de Facebook. Cambridge Analytica répète aujourd’hui dans un communiqué qu’elle n’a rien fait de répréhensible et qu’elle n’a pas collecté ni utilisé de données Facebook durant les élections présidentielles américaines. Kogan se dit lui aussi innocent.

‘Big Data, Big Trouble’

Comme si cette affaire portant sur des millions de profils détournés (ou pas) et sur de sombres complots politiques ne suffisait pas, on voit entre-temps aussi apparaître des photos de collaborateurs de Cambridge Analytica mettant en scène des pseudo-scandales visant des opposants politiques.

On peut donc se poser la question de savoir si cette entreprise est bien la crème de la crème technologique et scientifique ou un gang de malfaiteurs. Autrement dit, les algorithmes de Cambridge Analitica sont-ils réellement aussi puissants qu’elle le prétend elle-même? ‘Le profilage psychographique’ est en effet assez neuf, et l’idée est considérée avec méfiance par de nombreux analystes politiques et scientifiques. Les opposants ne voient pas vraiment l’entreprise comme l’arme secrète de Trump, mais plutôt comme un vendeur de potions de charlatan, une bonne histoire PR au contenu peu scientifique. Il convient cependant d’ajouter que ce genre de potion a eu de l’effet, du moins dans le cas de Trump.

Les données, la nouvelle ruée vers l’or

En fin de compte, ce que l’entreprise vend, c’est l’idée que le comportement humain peut être prévu et influencé, ce qui intéresse pas mal de chercheurs, d’institutions publiques et tout le secteur de la publicité depuis pas mal d’années déjà. Avec un succès mitigé. Ce qui rend cette histoire si acide, c’est de voir jusqu’où certains acteurs veulent – et peuvent – aller.

Ce qui est étonnant dans toute cette affaire, c’est aussi que Cambridge Analytica fonctionne essentiellement de manière légale. Il n’y a en effet rien d’illicite dans le profilage psychologique de personnes, dans la collecte de masses de données personnelles et dans la personnalisation d’annonces dans une tentative de porter quelqu’un au pouvoir. L’aspect illégal de ce scandale réside finalement dans des choses relativement modestes, comme des licences non respectées à la lettre, ou des collaborateurs non-américains travaillant pour une campagne politique américaine. Ce que Cambridge Analytica prétend faire, à savoir influencer massivement le comportement de vote, est en principe légal. Si les données constituent vraiment la nouvelle ruée vers l’or attendue depuis des années déjà par le secteur du marketing, ce type de scandale et ce genre d’entreprise auront encore souvent l’occasion de faire parler d’eux.

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