Cambridge Analytica a-t-elle vraiment aidé Trump à triompher?

© Reuters
Eva Schram Correspondante en Amérique du Nord pour Knack.be et LeVif.be

Cambridge Analytica semble avoir eu accès aux données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, dont 61.000 Belges. Mais l’entreprise a-t-elle ainsi pu vraiment influencer des électeurs américains?

Vu de l’extérieur, Facebook semble peut-être constituer un vaste ensemble cohérent, mais à l’intérieur, on y trouve deux mondes très différents’, déclare Antonio Garcia Martinez, qui fut entre 2011 et 2013 product manager de la plate-forme publicitaire de Facebook et qui y a consacré en 2016 le livre Start-upmania: argent et folie à la Silicon Valley. ‘Le côté publicitaire de l’entreprise est complètement séparé du côté utilisateurs. A mon époque, je n’ai même jamais eu une réunion avec quelqu’un qui s’occupait de la plate-forme utilisateurs.’

Martinez s’exprime ces dernières semaines sur Twitter et dans une rubrique pour le site web technologique Wired sur le scandale Cambridge Analytica. Il ne croit pas ce qu’a prétendu Cambridge Analytica, à savoir qu’elle pouvait influencer réellement les électeurs avec ce qu’elle appelle des ‘profils psychographiques’.

‘Ces gens avaient déjà essayé d’amasser des données de Facebook, et Facebook n’avait pu faire grand-chose là-contre. Et ils le font maintenant aussi à des fins de direct marketing. Mais selon moi, cela ne marche pas aussi bien.’

Que s’est-il passé exactement?

Cambridge Analytica est la branche américaine de la britannique SCL Marketing, une firme d’analyse de données qui se focalise sur le marketing politique et les campagnes électorales. Elle a reçu un soutien financier de Robert Mercer, qui a également solidement supporté la campagne de Donald Trump. L’entreprise a été cofondée par Steve Bannon, avant qu’il ne fasse partie de la campagne de Trump.

En mars dernier, l’ex-collaborateur Christopher Wylie dévoilait que l’entreprise avait ‘récolté’ les données de quelque 50 millions d’utilisateurs de Facebook (qui devinrent 87 millions ultérieurement). Le chercheur en données de la Cambridge University, Aleksandr Kogan, avait en 2013 créé une appli, thisisyourdigitallife, à savoir un quiz qui tentait de savoir laquelle parmi cinq personnalités était la plus proche de vous.

Dans un premier temps, ce quiz était conçu pour une utilisation académique, mais en 2014, Kogan en fit une version commerciale. Il récolta ainsi non seulement les données des gens qui avait pris part au quiz, mais aussi de leurs amis sur Facebook. C’était possible jusqu’en 2014 sur Facebook. Voilà pourquoi on en arriva à 87 millions. Kogan mit ensuite les données à la disposition de Cambridge Analytica, ce qui allait à l’encontre des règles de Facebook.

Avec ces données, dont des emplacements et des ‘likes’, Cambridge Analytica aurait dressé ce qu’elle appelle des ‘profils psychographiques’, sur base desquels l’entreprise pouvait utiliser des publicités spécifiques. Elle aurait utilisé cette stratégie pour la campagne du sénateur américain Ted Cruz, puis pour celle de Trump. L’entreprise aurait de cette manière contribué à la victoire de Trump.

C’est là une fuite de données à nulle autre pareille. Mark Zuckerberg, le fondateur et CEO de Facebook, comparaît du reste ces jours-ci devant le congrès américain pour se justifier.

Alexander Nix, le CEO de Cambridge Analytica
Alexander Nix, le CEO de Cambridge Analytica© Reuters
‘Il n’est pas possible que des publicitaires puissent, via Facebook, cibler des gens ayant un trait de caractère spécifique.’

Profil psychographque

Comment rendre efficient un profil psychographique? Les chercheurs se veulent prudents. Brendan Nyhan, un chercheur en politique du Dartmouth College, a ainsi déclaré à la revue Nature: ‘Il est à coup sûr possible d’utiliser des informations personnelles d’une manière ou d’une autre à des fins de persuasion politique, mais à ce que je sache, il n’existe pas la moindre preuve que cela puisse avoir un impact significatif.’

Dean Eckles, un chercheur social au MIT, qui travailla de 2010 à 2017 chez Facebook, a pour sa part déclaré à Nature qu’à partir de données de Facebook, il est certainement possible de créer un profil sur base du modèle Big Five/OCEAN, qui était le fondement du modèle de Kogan (où les propriétés d’Ouverture, de Soin, d’Extraversion, d’Orientation services et de Stabilité émotionnelle sont mesurées sur une échelle). Selon Eckles, le profil psychographique est susceptible de mieux fonctionner que pas de profil du tout, mais les caractéristiques des Big Five Personalities n’expliquent pas, à l’entendre, les différentes façons dont les gens réagissent au direct marketing.

Martinez qui, avant de rejoindre Facebook, avait travaillé notamment chez Goldman Sachs, ainsi que dans diverses startups en adtech, où se rejoignent le monde publicitaire et le secteur technologique, doute sérieusement de la valeur du profil psychographique: ‘On peut se demander s’il est possible – selon les lois de l’univers et sur ce qu’on sait de la nature humaine – que Facebook (ou quelqu’un ayant accès aux données de Facebook) puisse évaluer l’état émotionnel d’un utilisateur, et/ou si c’est mieux qu’une évaluation aléatoire. La réponse est probablement oui.’ Martinez fait référence ici à l’algorithme que Facebook utilise pour scanner les ‘posts’ évoquant le suicide. Cela fonctionne, et Facebook est donc jusqu’à un certain point capable de détecter des émotions.

Martinez: ‘Mais si l’on se demande – surtout dans le contexte des élections et des annonces – si un annonceur peut viser des gens caractérisés par un état émotionnel spécifique uniquement sur base des outils de ciblage de Facebook, la réponse est tout simplement non. Il n’existe aucune manière d’y arriver avec ce que Facebook met à disposition.’

La plate-forme publicitaire de Facebook

En 2017, Martinez rédigea un blog pour le journal The Guardian, après que Facebook ait prétendu pouvoir détecter des ados dépressifs et leur adresser des publicités.

Il écrivait ceci à l’époque: ‘Je ne connais pas de fonction ciblant spécifiquement des émotions avec des publicités’. Aujourd’hui, en 2018 et après le scandale Cambridge Analytica, il tient le même discours. Mais en 2017, il ajoutait: ‘Facebook dispose et propose un ciblage ‘de type psychométrique’, dont l’objectif est de déterminer un sous-ensemble d’un groupe-cible de marketing, dont un annonceur pense qu’il est particulièrement réceptif à un message.’

Interrogé sur ces propos, Martinez déclare ne plus pouvoir se rappeler ce qu’il voulait dire par là, s’il les avait bien formulés ainsi ou si c’était un rédacteur final qui l’avait fait. Quoi qu’il en soit, il est catégorique à propos du fait que la plate-forme publicitaire de Facebook n’indique pas ‘d’état émotionnel’ sous forme d’option pour les annonceurs. Voilà qui demande réflexion.

Christopher Wylie, un ex-collaborateur de Cambridge Analytica, a exposé les abus perpétrés par l'entreprise de données
Christopher Wylie, un ex-collaborateur de Cambridge Analytica, a exposé les abus perpétrés par l’entreprise de données © REUTERS

La plate-forme publicitaire de Facebook est accessible à tout le monde. Quiconque conçoit une campagne publicitaire, se voit proposer toutes sortes d’options. On peut en réalité se composer un public avec un tas de variables, telles l’emplacement, l’âge, la situation familiale, les pôles d’intérêt (où le football représente une catégorie à part), etc., etc.

Il est possible de cibler, via Facebook, des personnes ayant toutes sortes de préférences politiques, mais pas sur base de traits de caractère spécifiques.

On peut cibler des personnes ayant une amie qui fêtera son anniversaire dans 7 jours. Ou des personnes qui sont rentrées de vacance au cours des deux dernières semaines. Ou encore des gens intéressés par des messages politiques conservateurs, libéraux ou autres spécifiques (américains). Etc., etc. Mais ce qui n’est pas possible, c’est de sélectionner des personnes ayant un trait de caractère déterminé. Ici, on ne peut que donner raison à Martinez.

Mais Facebook offre aussi la possibilité de créer des ‘custom audiences‘ et des ‘look-alike audiences‘. Pour la formule custom audience, vous pouvez charger vos propres ensembles de données, par exemple les abonnés à une lettre de nouvelles, les personnes qui ont effectué un achat dans un webshop, voire les gens qui ont visité un site web. Si vous possédez des caractéristiques uniques (comme une adresse e-mail) de ces personnes, vous pouvez également les transférer vers Facebook, qui les combinera alors à un profil Facebook.

Ensuite, l’annonceur pourra cibler ces personnes avec une campagne publicitaire très spécifique. L’annonceur pourra aussi créer et utiliser un groupe-cible ressemblant au groupe-cible custom (‘look-alike‘). C’est là que réside, selon Martinez, la véritable force de la plate-forme Facebook.

Cambridge Analytica a probablement utilisé ces groupes-cibles custom. Elle aurait pu créer des profils psychographiques avec un algorithme, et transférer ensuite ces ensembles de données vers la plate-forme publicitaire. Cette semaine, on a appris que Facebook préparait un outil permettant aux annonceurs de démontrer que les données qu’ils transfèrent vers les groupes-cibles custom, ont été obtenues légitimement, et que les utilisateurs ont marqué leur accord sur le partage de leurs données. Cette règle était déjà d’application, mais Facebook ne l’a jamais imposée. Tel devrait être le cas avec le nouvel outil.

Prise de conscience publique

On ne sait pas clairement si Cambridge Analytica a joué un rôle dans la victoire de Donald Trump. Il y a aussi des indices tendant à prouver que la campagne de Trump fut meilleure que celle de Clinton au niveau de l’utilisation d’annonces sur Facebook. Trump y a en tout cas dépensé davantage que Clinton: 44 millions de dollars contre 28 millions.

Trump a testé 5,9 millions d’annonces différentes pour savoir lesquelles fonctionnaient le mieux, contre 66.000 pour Clinton.

S’il y a un point que le scandale Cambridge Analytica a généré, c’est bien celui de la prise de conscience publique de la manière dont des données d’utilisateurs et des plates-formes telles Facebook peuvent être abusées. Dans une interview accordée à Ezra Klein la semaine passée, Zuckerberg a admis ne pas y avoir suffisamment réfléchi dans le passé. Mais c’est principalement aux utilisateurs qu’il appartient de faire preuve de prudence au niveau des données qu’ils partagent et avec qui. Jouer à un simple quiz peut conduire à un partage de vos données avec des annonceurs qui ne sont peut-être pas animés des meilleures intentions à votre égard.

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